Chroniques






LES CHANTS DE L'EXIL

CDtibetexil.300

Editions BUDA Musique (3731687)






Cet album clôt une trilogie discographique relative à un projet de l'association Altamira, dédiée à la valorisation des ressources culturelles de communautés à travers le monde. Ce projet visait à faire découvrir les musiques rurales tibétaines, nettement moins connues que les musiques et chants rituels des monastères.

Pendant plusieurs années, Boris LELONG, responsable d'Altamira, a collecté des chants, des musiques et des témoignages de réfugiés tibétains au Ladakh, dans l'Himalaya indien, et a sélectionné une trentaine de pièces pour réaliser 
Tibet : les Chants de l'exil, lequel fait suite à l'Art du luth tibétain de Sherap DORJEE (2002, Arion) et Tibet : Chansons des six hautes vallées (2004, Buda Musique), avec le même Sherap DORJEE et son groupe SHANG SUNG DA YANG.

Ce troisième volet discographique bénéficie lui aussi de l'érudition avisée et du talent artistique de Sherap DORJEE, qui nous gratifie de chants provenant de l'Ouest tibétain (sa région natale), accompagné d'un luth kovo ou danyen, d'airs joués à la flûte lingbu (dont un soutenu par le chant de l'eau), et même d'une composition personnelle au titre éloquent : N'oublie jamais la liberté... On retrouve de même les voix délicieuses des trois chanteuses de son groupe SHANG SHUNG DA YANG. Et Sherap DORJEE étant aussi professeur de musique et de chant, il fait aussi chanter et jouer trois de ses élèves, que ce soit pour explorer le répertoire semi-classique comme pour entonner un chant patriotique tibétain... d'origine indienne ! Car l'exil favorise aussi la porosité des cultures...

Mais le micro de Boris LELONG a également capté les voix d'autres Tibétains exilés, des nomades, des bergers, des hommes, des femmes, des enfants qui ne sont pas des artistes professionnels, mais des gens pour qui le fait de jouer, de chanter et de danser fait partie du quotidien. De fait, la captation de leurs chants s'est fait « in situ », pendant la moisson, le labourage des terres, la traite des yaks, le peignage des chèvres,un rituel animiste, un cours d'école et divers rassemblements conviviaux où l'on s'adonne à plein de jeux : récitations de proverbes, de devinettes, jeu de dés, jeu de boisson (le « yangtsé ») et danses circulaires (« gorshey ») encourageant le flirt entre garçons et filles...

Ce ne sont pas seulement des chants que Boris LELONG a collecté, mais aussi des moments de vie (bruitages et cris animaliers inclus), des instants de partages entre personnes ou de communion avec l'environnement de ce toit du monde...

A travers ce disque s'exprime plusieurs générations de Tibétains : il y a les plus âgés qui ont connu l'exil en 1959 et qui ont dû se faire peu à peu à la douloureuse idée que celui-ci allait perdurer, et il y a les plus jeunes, qui sont nés en exil et n'ont jamais connu la « maison-mère ». Les premiers ont emporté les chants paysans de leur patrie natale, les seconds se sont imprégnés des chants de leur Terre d'accueil (y compris de variété bollywoodienne...) et les ont détournés pour engendrer de nouvelles formes musicales et des chants célébrant l'identité et le combat pour la liberté. C'est aussi cette évolution des pratiques musicales que racontent ces Chants de l'exil.

Le portrait sonore de cette communauté tibétaine au Ladakh dépeint un Tibet de l'exil suspendu entre hier, aujourd'hui et demain, nostalgie et espoir, montagnes rêches et hautes vallées... Et en creux s'immisce une réflexion sur le statut d'exilé et les mutations sociales et identitaires qu'il implique.

Conçu sur le même modèle de montage que le disque consacré aux Femmes-artistes du Lac Sebu (Philippines),ce CD prend la forme d'un film sonore en continu, plus apte qu'une compilation arbitraire à favoriser une immersion dans un univers sonore rare.

Les auditeurs avides d'érudition pourront cependant étancher leur soif de savoir en consultant le livret bilingue (français et anglais) d'une trentaine de pages qui accompagne ce digipack ; il contient de nombreuses informations sur chaque enregistrement ainsi que des traductions de textes de chansons. Enfin, de nombreuses et somptueuses photos ajoutent à la dimension esthétique de l'objet.

Alliant valeur documentaire et valeur artistique, cette nouvelle réalisation de l'association Altamira est une réussite totale de plus. On encourage vivement tous ceux qui sont sensibles à la cause et à la culture tibétaines d'y traîner leurs oreilles. Ils y découvriront « l'autre Tibet », celui qui n'est pas réduit au silence par une volonté politique mais qui, pourtant, ne se fait pas plus entendre. Il suffisait de lui donner la parole ; c'est ce qu'a fait Boris LELONG.

Stéphane Fougère
ETHNOTEMPOS





CHANSONS DES SIX HAUTES VALLÉES

SHERAP DORJEE & Shang Shung Da Yang


Editions BUDA Musique (3016784)


Froid et ensoleillé : tel était apparemment le temps qu’il faisait au Ladakh au moment où Boris LELONG, fondateur de l’association Altamira (vouée à la mise en valeur des ressources artistiques en milieu rural), est allé une nouvelle fois au Ladakh enregistrer le joueur de luth tibétain exilé Sherap DORJEE. Celui-ci, qui nous avait déjà gratifié d’un album entièrement dévoué aux différents styles de luth dans tout le Tibet (L’Art du luth tibétain, chez Arion. v. ETHNOTEMPOS n°11), recentre sur ce nouveau CD son propos sur les mélodies de l’Extrême-Ouest tibétain, plus précisément des vallées de Thot Tso Yul Duk (les «Six Hautes Vallées»), connues pour être les plus élevées du Tibet et riches d’une culture méconnue provenant de l'ancienne civilisation de Shang Shung mais hélas menacée d’extinction en raison de la situation politique qu’endure le Tibet depuis plus d’un demi-siècle.

En tant que natif de l’une de ces «six hautes vallées» et pour pratiquer avec une rare maîtrise le luth «kovo», véritable emblème de cette région, Sherap DORJEE avait toutes les qualités requises pour oeuvrer à la sauvegarde de cet héritage culturel. Afin de démarquer cet album du précédent, qui était entièrement soliste, il a tenu cette fois à être accompagné par une chorale constituée de trois chanteuses de Thot Tso Yul Duk (Norbu DOLMA, Pema YANGZIN et Sonam ZANGMO). Ainsi, tout en continuant à faire valoir sur quelques pièces solistes la rusticité complexe du jeu de Sherap DORJEE sur ce luth à trois doubles-cordes qu’est le kovo, ce CD met en évidence la richesse lyrique de ces chansons montagnardes imprégnées d'une spiritualité vécue au quotidien, qu’elles évoquent la fierté de l’apprentissage de l’alphabet, le faste des cérémonies du Nouvel An ou les romances impossibles aussi éternelles que les neiges environnantes.

Certains chants sont des hommages plus directs à la culture tibétaine bouddhiste, tandis que d’autres, de caractère plus contemplatifs puisque célébrant le paysage environnant, des altitudes neigeuses aux lacs lumineux, renferment une profonde symbolique cosmogonique. On remarquera également un singulier chant-dialogue très ludique qui oblige le joueur de kovo à jouer avec son instrument dans le dos !

Sur certains morceaux intervient Pema THINLEY, un vieil ami d’enfance de Sherap DORJEE qui joue de la flûte lingbu, ou encore Tsesum DOLME, joueuse de cithare gyumang. Autant dire que c’est la quasi-intégralité de l’instrumentation traditionnelle de la région qui est représentée. La seule concession à une modernité bien relative et de bon aloi réside dans l’utilisation pour une danse d’un jerrycan en lieu et place des tambours daf et dhol !

Profane et sacré s’imbriquent harmonieusement dans ces chansons que le groupe de Sherap DORJEE nous livre comme à titre d’offrande, pour rappeler ou faire découvrir, à ses compatriotes comme à tout étranger mélomane, un patrimoine aux vertus inusables.

Le temps était froid et ensoleillé ; mais, loin d’être froides, ces chansons réchauffent l’âme et sont, de toute façon, baignées de sagesse radieuse.

La production, assurée par l’association Altamira, est impeccable de bout en bout, jusqu’au livret, qui livre de précieuses informations sur la culture de l’Ouest tibétain et sur chaque plage musicale. Laissez-vous tenter par le précieux...

Stéphane Fougère
ETHNOTEMPOS






L'ART DU LUTH TIBÉTAIN

SHERAP DORJEE


Editions ARION (ARN 605558)



La prolifération de CD consacrés à la musique et aux chants rituels des temples bouddhistes tibétains a pu faire oublier qu'il existe aussi une musique tibétaine séculaire, rurale, qui n'est pas liée aux pratiques religieuses. Grâce au travail d'artistes comme le multi-instrumentiste et chanteur Tenzin GÖNPO et la chanteuse Namgyal LHAMO et son groupe GANG CHENPA, le folklore «profane» tibétain commence à sortir de l'ombre. Les mélomanes désireux d'en savoir plus sur cette tradition des campagnes de plus en plus menacée par la sinisation forcée des modes d'expression au pays des neiges auront donc tout intérêt à se procurer ce disque d'un jeune joueur de luth tibétain, SHERAP DORJEE.

Né dans la partie ouest du Tibet et exilé au Ladakh, SHERAP a enregistré ce CD, qui est à notre connaissance le premier entièrement dédié au luth tibétain, plus précisément à deux d'entre eux : le danyen et le kovo. Le premier, sans doute le plus répandu et connu, est principalement joué au Tibet central (notamment à Lhassa), tandis que le second provient du Tibet ouest. Tous deux possèdent trois doubles cordes mais se distinguent par leur aspect, leur technique de jeu et leur accordage. Les sept premières plages du CD font ainsi entendre le style si rustique et dépouillé du danyen à travers une sélection de thèmes du centre et du nord du Tibet. SHERAP DORJEE (qui chante également) y fait preuve d'un jeu très tendu, avec torsion du poignet, les cordes étant âprement pincées ou tapées (selon le style de la région). Les cinq dernières plages offrent pour leur part le plaisir plus rare d'entendre le kovo, joué dans l'Ouest du Tibet, de même qu'au Ladakh et dans l'Himalaya indien (région de Spiti). Cette fois, le style est plus orné et fluide et les mélodies plus complexes, au point que l'on croirait par moments entendre de la musique berbère !

La pratique du kovo s'étant raréfiée au profit de celle du danyen, plus aisé à manier, on sait gré à SHERAP DORJEE, assurément l'un des rares à jouer encore de ce luth, et à l'association Altamira, à l'origine du projet, d'avoir consigné sur support numérique ce son si précieux. Souhaitons que ce disque encourage d'autres vocations à nous faire découvrir, par exemple, «l'art de la vièle ou de la flûte tibétaines»...

Stéphane Fougère
ETHNOTEMPOS