Les Chants De L'Exil








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Chants du monde rural, chants de travail et de convivialité, chants d'exil en quête d'identité et ouverts aux rencontres : la vie musicale des réfugiés tibétains du Ladakh reflète précisémment leur parcours entre le Tibet et l'Inde, entre leurs racines paysannes et une modernité pluriculturelle.






Une vie festive



Jampa Jangdol a passé les trente premières années de sa vie comme cultivatrice dans la région de Tashigang, Tibet Occidental, avant l’arrivée des chinois. “La vie était heureuse : il fallait travailler dur, mais le résultat était là. Nous cultivions de l’orge, des radis, des pommes de terre, des carottes, des pois… Il y avait peu d’argent. Tout ce dont nous avions besoin, nous le produisions nous-même ou, pour ce qui est de la viande et de la laine, nous l’échangions avec les nomades. La musique était présente dans tous les moments de notre vie, pour accompagner le travail aux champs autant que pour nos rassemblements. La vie à Tashigang était festive, emplie de chants et de danses.”

“Il n’y avait pas une journée sans musique, se souvient le musicien Sherap Dorjee. Chaque soir, au coucher du soleil, les gens se rassemblaient dans l’une des grosses maisons en pierre du village pour chanter le thalu, chant en ligne : les adultes étaient assis par ordre hiérarchique (lama, artistocrate, riche fermier, paysan pauvre…) en deux lignes, une pour les hommes, l’autre pour les femmes.”

Interprété a capella avec une lenteur solennelle, les thalu sont des chants précieux sur les aspects les plus estimables de la vie. “Nous commencions toujours par les sujets sérieux et spirituels, continue Sherap. Seulement plus tard, nous passions à des divertissements plus légers : les garçons et filles célibataires sortaient pour danser le gorshey sous les étoiles, tandis qu’à l’intérieur les adultes racontaient des histoires aux enfants avant qu’ils n’aillent se coucher.”

Le gorshey, danse circulaire, était le divertissement le plus populaire au sein de la jeunesse des communautés rurales du Tibet Occidental. “Le gorshey se dansait sans instruments, explique Sherap, les danseurs chantaient en martelant le sol de leurs pieds. Mais dans ma région To Tso Yultuk, nous avons développé la pratique unique d’accompagner le gorshey au luth kovo.”

Instrument central des musiques de l’Ouest tibétain, le kovo est un luth à trois doubles-cordes dont le jeu produit une rythmique pleine et fluide. "Il y avait beaucoup d’instruments, continue Sherap, et mon père, musicien du village, les jouait tous : la vièle, le hautbois, les tambours, la flûte, la guimbarde…"





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Exil



L’exil au Ladakh a bouleversé tout cela. Pas tout de suite cependant, et pas partout.

Les premières années, quand les réfugiés campaient dans les pâturages du Chang Thang, quand d’autres cultivaient la terre dans la haute vallée de Chumur, les chants et les danses ont continué d’animer la vie sociale, comme au Tibet. "En automne, après les récoltes, se souvient Tenzin Niendak, les nomades venaient avec leurs animaux pour fertiliser nos champs, et ils chantaient et dansaient tous les jours. C’est comme ça que j’ai moi-même appris de nombreux chants." "À Chumur, racontent les chanteuses de Shang Shung Da Yang, nous chantions constamment, presque tous les soirs. Et lorsque des visiteurs arrivaient, nous les emmenions en pique-nique – tous les pretextes étaient bons !"

Dans la vallée de Leh où vivent aujourd’hui la majorité des exilés, il en va autrement. "J’habite à présent à Choglamsar, continue Tenzin Niendak, et ce n’est pas un contexte propice au chant, ce n’est pas comme là-haut, dans les alpages…"

Choglamsar est le bourg ladakhi autour duquel se sont bâtis les principaux quartiers de réfugiés tibétains. Pas tout-à-fait urbain, cet environnement n’est en rien rural : pas d’agriculture ni d’élevage possibles ; la plupart des habitants survivent en louant leurs bras, que ce soit pour des chantiers publics ou des entrepreneurs privés. La vie communautaire à petite échelle n’a pas survécu dans ces vastes lotissements de milliers d’habitants. Les veillées communes ont fini par disparaître, et avec elles les chants en ligne et les danses circulaires, tout ce monde de poésie subtile et de joie partagée qui illuminait la vie paysanne.






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Institutions



Pour autant, la communauté réfugiée dans son ensemble se maintient solidement, et ce en s’appuyant sur une institution née en Inde : le Gouvernement Tibétain en Exil, fondé par le Dalai Lama après qu’il eut quitté le Tibet. Ce véritable appareil d’état organise la vie de la population en exil, son émanation la plus centrale dans la vie des réfugiés étant l’école.

La musique fait partie des nombreux domaines pris en charge par cette administration. Le TIPA, agence dédiée aux arts vivants, forme les professeurs de musique qui sont ensuite répartis dans les nombreuses écoles de la communauté, en Inde et au Népal. Instruments, chants et danses sont ainsi propagés dans le but de préserver la culture tibétaine durant le temps de l’exil.

Si cette approche centralisée laisse de côté des pans entiers de la culture musicale tibétaine, elle a permis de diffuser des formes nouvelles : musiques orchestrales, chorégraphies scéniques, chants patriotiques, etc… Les musiques paysannes, conviviales et au répertoire régional, ont ainsi cédé la place à des musiques d’origine institutionnelle, au répertoire pan-tibétain et destinées au spectacle.

Par ailleurs, les réfugiés tibétains aiment écouter les chansons modernes enregistrées à titre privé par des artistes en exil comme le très populaire Tsering Gyurmey.
Et dans le cas précis des réfugiés du Ladakh, ils sont tout aussi friands de la variété ladakhi et hindi, qu’ils peuvent entendre à longueur de journée sur les radios locales ou dans les transports en commun. Certains n’hésitant pas à croiser ces cultures musicales, à l’image de leur existence à cheval entre les mondes…






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C'est ce parcours, des chants paysans de l'Ouest tibétains aux musiques inventées dans l'exil, que retrace l'album Les chants de l'exil que nous avons réalisé avec les réfugiés tbétains du Ladakh, toutes générations confondues.