Les Derniers Paysans








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Au Chang Thang


"La fuite a été facile, explique Tsepak. Nous nous sommes simplement rendus avec nos moutons et nos chèvres dans la région pasorale de Kagshung, dans le Chang Thang."

Le Chang Thang - la "Plaine du Nord" - est une vaste étendue de prairie d'altitude parsemée de lacs bleus et de montagnes enneigées qui couvre un bon tiers de l'aire culturelle tibétaine. La plus grande partie se trouve en Chine, mais l'Inde en possède une petite portion, dans le sud-est de la province du Ladakh. C'est à ce Chang Thang que Tsepak se réfère. Cultiver est presque impossible sur ces très hautes terres - preque entièrement au-dessus de 4000 mètres. La seule éconmie viable est l'élevage itinérant d'animaux.

"Au Chang Thang, continue Tsepak, nous avons vécu comme bergers nomades pendant plusieurs mois. Mais en 1962, la région a souffert de chutes de neiges massives qui ont causé la mort de presque tous nos animaux."

La neige est aussi rare que la pluie dans le climat sec du Ladakh. Et quand elle dure plusieurs jours - ce qui est rare - c'est une tragédie pour les nomades : la couche de neige - qui peut atteindre un mètre - empêche les animaux de se nourrir. La faim s'ajoute au froid (entre -30 et -40 degrés), exterminant les troupeaux sur lesquels repose l'existence des nomades. C'est ce qui est arrivé aux réfugiés tibétains du Ladakh lors du terrible hiver 1962.

La plupart furent transférés dans le village de Choglamsar, à huit kilomètres de Leh, la petite capitale du Ladakh.

Creusée par le Fleuve Lion (Indus), la vallée de Leh est plus basse que le plateau - entre 3000 et 3500 mètres - et consacrée à l'agriculture et au commerce avec le reste du Cachemire et les basses-terres indiennes.

Ce déménagement dans un secteur moins isolé a permis au gouvernement indien d'aider plus facilement les réfugiés, tout en mettant fin à leur tentative de vivre en paysans indépendants.






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La fin des paysans


"On nous a installés à Menla, se souvient un autre réfugié, Champa Choemphel, en parlant de la partie est de Choglamsar. Nous vivions alors dans des tentes, dépendant des rations distribuées par le gouvernement indien et travaillant comme manoeuvres, principalement pour l'armée."

A l'époque, il n'y avait pas d'autre option pour ces paysans sans terre ni animaux, et sans qualification. Beaucoup furent embauchés sur des programmes de construction de route tandis que d'autres travaillaient comme journaliers sur divers chantiers ou pour des fermiers locaux.

Si les réfugiés supportaient ces conditions précaires, loin de leur terre natale, c'est parce qu'ils pensaient que le problème avec la Chine serait bientôt résolu par le Dalai Lama et qu'ils rentreraient rapidement chez eux. Cette foi en un retour prochain explique pourquoi les réfugiés ont longtemps refusé de se construire des maisons et de se lancer dans l'agriculture.

Mais les années ont passé sans que la Chine montre le moindre signe indiquant un changement de politique vis-à-vis du Tibet. Il devint apparent que l'exil allait durer plus longtemps que prévu.

"En 1973 a démaré le programme de réhabilitation du gouvernement indien, continue Champa Choemphel, un homme solide d'une cinquantaine d'années. J'ai été transféré dans la zone d'Agling, à l'ouest de Choglamsar. On m'y a alloué 3000 m2 de terre ainsi qu'un cheval, afin que ma famille puisse vivre de l'agriculture. J'étais très enthousiaste et j'ai semé diverses plantes, dont de l'orge et du blé... Malheureusement, quand j'avais besoin d'eau, il n'y en avait pas. Toutes mes cultures ont fini par mourrir."

Un canal a été construit, apportant l'eau de l'Indus, mais il s'est avéré totalement insuffisant. Peu de réfugiés ont continué à cultiver la terre. Sinon Yangkyap est l'un de ceux-là. Au printemps, on peut le voir avec son épouse labourant son petit champ, dans le quartier de Menla, dirigeant l'araire en bois tout en chantant des mots d'encouragement à son cheval, sa femme marchant devant eux en semant des graines dans les sillons.
Agé d'une soixantaine d'années, cheveux longs et grosses lunettes, Sinon était autrefois cultivateur dans la région de Tsabu, Ouest tibétain. Il a suivi le même parcours que la plupart de réfugiés du Ladakh : fuite au Chang Thang, catastrophe neigeuse de l'hiver 1962, relogement dans le camp de tentes de Choglamsar, petits travaux comme manoeuvre, jusqu'au programme de réhabilitation au début des années soixante-dix. C'est à ce moment que Sinon a commencé ses premières cultures en exil : "l'eau disponible n'était pas suffisante et je n'ai jamais réussi à faire pousser correctement l'orge et le blé que j'avais planté. Dans ces conditions, seule la luzerne peut survivre. J'en cultive toujours dans un petit champ près de ma maison. Avec la luzerne, je peux nourrir mes chevaux, que je loue à des agences de randonnée pendant la saison touristique. Et mes chevaux m'aident à planter la luzerne en tirant l'araire dans le champ..."

D'autres réfugiés gardent quelques chèvres ou moutons dans la cour de leur maison, principalement pour les produits laitiers. D'autres font pousser quelques légumes dans des serres. Mais en règle générale, l'agriculture ne s'est jamais vraiment développée parmi les réfugiés de Choglamsar, qui continuent de se louer comme manoeuvres pour gagner leur vie.






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